Les Dark Patterns, quand l’UX est utilisé à mauvais escient
11 Aug. 2022
5 min
Il y a quelque temps, on vous parlait de nos mauvaises expériences rencontrées sur des interfaces. Parmi ces exemples, certains étaient liés à la présence de dark patterns. Aujourd'hui, on vous propose d'aller un peu plus loin pour décortiquer cette pratique perverse et la manière dont elle utilise la psychologie cognitive à son avantage.
Qu'est-ce qu'un dark pattern ?
Pour rappel, un élément de design est considéré comme un dark pattern s'il induit l'utilisateur en erreur et l'incite à réaliser une action voire un achat indésiré. La pratique s'est répandue avec le développement des sites e-commerces et est souvent utilisée dans le but de générer plus de ventes et/ou de recueillir plus de données personnelles sur les utilisateurs.
Pour plonger tête baissée dans le monde (vraiment pas) merveilleux des dark patterns, vous pouvez jouer à User Inyerface. Ce site vous permet de vivre une expérience immersive truffée de dark patterns. Attention, arrachage de cheveux garanti !
Vous y reconnaîtrez quelques-uns des dark patterns les plus répandus comme des questions piège et du détournement de l'attention. Ces techniques exploitent certains de nos 250 biais cognitifs mis en évidence et catégorisés par la psychologie cognitive. Si vous doutiez du lien entre UX et psychologie, le voici clairement exposé.
Et la psychologie cognitive ?
Avant toute chose, pourquoi parle-t-on de "psychologie cognitive" et pas simplement de "psychologie" ? Et bien, parce qu'il en existe plusieurs branches, dont la plus connue : la psychologie clinique, celle à laquelle s'apparentent les psychologues au contact de patient·es, qui s'intéressent plutôt aux pathologies et souffrances psychologiques. La psychologie cognitive (ou cognitivisme) quant à elle se concentre sur l'étude des comportements et processus mentaux "normaux". Son objectif est avant tout de comprendre cette boîte noire qu'est la psyché humaine. Et elle n'est pas la seule discipline à s'y intéresser, puisqu'elle fait partie des sciences cognitives avec l’intelligence artificielle, la linguistique, les neurosciences et la philosophie.
Tout comme la psychologie cognitive, l'UX est basé sur l'observation et la compréhension des comportements humains. Elle cherche à comprendre les utilisateur·ices pour répondre à leurs besoins conscients et même inconscients.
En tant que designers UX/UI, nous perdons parfois de vue d'où viennent nos réflexes, nos intuitions qui découlent en réalité des lois théorisées par cette science comme les fameux principes de Bastien & Scapin.
A match made in he(ll)aven
À travers quelques exemples, (re)découvrez comment les dark patterns et la psychologie forment une merveilleuse alliance pour le plus grand malheur des utilisateur·ices. Et surtout, en quoi leur utilisation de la psychologie pourrait être exploitée pour développer l'expérience utilisateur dans le bon sens.
Abonné au premier regard
Ça vous est forcément arrivé, vous regardez vos comptes bancaires du mois dernier et vous tombez sur un prélèvement inconnu au bataillon. Après avoir réussi à identifier le bénéficiaire, vous réalisez que vous avez oublié de vous désinscrire après une période d'essai gratuite. C'est un exemple typique de "continuité d'abonnement" (ou "forced continuity"), ce dark pattern qui s'appuie sur le tri d'informations réalisé par notre mémoire. D'ailleurs, il faudrait plutôt dire nos mémoires puisque nous en possédons 5 aux fonctions distinctes. Mais la cible de la continuité d'abonnement et autres dark patterns, c'est la mémoire à court terme (ou mémoire de travail, comme vous voulez). Elle s'occupe de stocker les informations nécessaires à la réalisation d'une tâche, et ensuite pouf ! L'information disparait pour laisser place à d'autres plus utiles dans la durée.
La continuité d'abonnement profite donc de l'aspect éphémère de cette mémoire pour nous glisser des informations importantes (comme le renouvellement automatique d'un abonnement) comme s'il s'agissait de simples détails.
Lorsque nous remplissons un formulaire d'inscription pour une période d'essai, c'est bel et bien notre mémoire de travail qui fait le job puisqu'il s'agit simplement d'une tâche à réaliser (compléter le formulaire) pour accéder au service souhaité. Alors, quand vous rentrez les coordonnées de votre carte bancaire pour un essai à 1€/mois au lieu de 30€, votre attention est focus sur le montant que vous économisez et la tâche à réaliser pour en bénéficier. On pourrait se dire : "Ok, mais c'est pourtant bien écrit qu'après le premier mois ça passera à 30€...". Certes c'est écrit, une fois, en gris (contrairement au reste du texte en noir), dans une taille de police réduite, au début du formulaire. Rien de tel pour que notre attention sélective laisse de côté la date de renouvellement du service. Puis au moment du prélèvement, aucun rappel, aucune notification n'est envoyé à l'usager.
Pour éviter ce type de situation, deux solutions sont possibles et même complémentaires. La première est de hiérarchiser les informations afin qu'elles soient stockées dans la mémoire épisodique (qui fait partie de la mémoire à long terme). L'idée est que le cerveau ne perçoit plus la souscription à un abonnement comme une tâche à effectuer mais comme un événement qui aura des conséquences dans le futur. Cela doit donc se traduire graphiquement . Dans un second temps, la mémoire à long terme reste faillible, il est donc indispensable de prévoir des rappels en amont de chaque prélèvement ou a minima pour confirmer qu'un prélèvement récurrent de tel montant a été effectué.
Ni vu ni connu, j't'embrouille
Afin qu'une information parvienne à notre mémoire, encore faut-il qu'elle soit sélectionnée par notre attention. Notre attention est sélective, en particulier sur des interfaces numériques surchargées d'information. Elle est sollicité en permanence et doit donc faire des choix quant aux informations qu'elle juge réellement digne de notre intérêt. Pour effectuer ce tri, elle n'attend que d'être guidée, ce qui la rend facilement manipulable.
Le "détournement de l'attention" est un terme venant du monde de la magie, il regroupe tous les tours qui poussent le spectateur à concentrer son attention sur un point pour le détourner du tour qui a lieu à côté. C'est essentiellement ce que font les dark patterns, avec des distractions qui guident l'utilisateur sans même qu'il en prenne conscience.
Comme Thomas l'a évoqué dans un article précédent, les compagnies aériennes sont passées maîtres dans l'art de piéger leurs utilisateur·ices pour leur faire acheter tout un tas d'options sans même qu'iels ne réalisent qu'elles ne sont pas obligatoires. Et Volotea ne fait pas exception, avec ce joli détournement de l'attention :
Sur cet écran on croit qu'il faut choisir un combo, et peu de chose nous indique qu'il existe une autre option, mise à part... la barre de défilement ! En déroulant la page vers le bas, on dévoile la dernière solution représentée sans couleur (on croirait presque à un footer) qui n'est autre que "sans combo" et donc, gratuite. En plus d'utiliser le principe d'attention sélective, ce dark pattern exploite notre attention divisée entre les différents combos payants et le pop up avec une injonction à l'achat d'un combo. Sans parler de l'utilisation des couleurs et du mot "réduction"...
Un bon design d'interface est vigilant à la quantité de stimuli auxquels l'utilisateur·ice doit faire face lors de sa navigation. Nous savons que notre cerveau reptilien (la partie la plus primitive) passe son temps à scanner notre environnement en quête de potentiels dangers.
Pour cela, il peut être très utile de faire appel à quelques nudges (incitations ludiques) et une pincée d'affordance (un objet conçu pour suggérer lui-même son mode de fonctionnement).
Notre attention étant limitée, plus elle est sollicité simultanément plus elle sera divisée et donc de moindre qualité. Le but est donc d'éviter d'en arriver là en guidant l'utilisateur sur les éléments qui sont réellement importants.
Bonne chance pour trouver la sortie
Nombreux sont les sites sur lesquels la création de compte se fait en 2 clics mais au moment de le supprimer, c'est une autre histoire. C'est comme un labyrinthe infini et sans sortie. Ce dark pattern joue sur la charge cognitive et la complexité des étapes à suivre pour garder l'utilisateur parmi ses clients.
En général, ces labyrinthes de sortie sont connus et les solutions se trouvent sur des forums où les internautes expliquent le mode d'emploi pour en sortir. Mais il n'est pas normal qu'un·e utilisateur·ice ait besoin de demander une aide extérieure pour se séparer d'un compte. Amazon est le champion en la matière suivi de près par Cdiscount comme en témoigne cette réponse d'un internaute sur leur FAQ.
Tout simplement, pour éviter un manque de respect à vos utilisateurs, respectez leur droit de savoir, leur droit à l'oubli et leur droit d'annulation. Mettez à leur disposition des options transparentes qui respectent tous ces droits. Les utilisateur·ices sont aujourd'hui habitué·es à des parcours types qui sont simples et rapides pour se désabonner. Alors suivez la loi de la bonne forme en proposant un parcours classique que ne mènera pas vos utilisateur·ices à s'agacer devant leur écran, leur promottant alors une meilleure expérience.
Le prix du meilleur déguisement est attribué à...
Les publicités peuvent être de véritables caméléons. En reprenant les codes visuels du site sur lesquels elles se trouvent, elles s'y intègrent parfaitement jusqu'à tromper les utilisateurs sur sa véritable nature. Le groupe Affinion est expert du sujet, l'une de ses publicités déguisées se trouve sur la page de confirmation de Trainline.
L'encart publicitaire se fond dans la page pour laisser penser que Trainline offre un bon d'achat de 20£. En réalité, il s'agit d'un lien vers un site partenaire appartenant au groupe Affinion.
Il est assez ironique de constater que les publicités sont parfois mieux conçues que les "vrais" composants d'une page comme le constate Chris Hoofnagle.
C'est une bonne piqûre de rappel pour signifier que la cohérence des éléments composants une interface est essentielle pour aider à la compréhension de l'utilisateur. Il a été conditionné par des expositions répétées à des éléments qui prenaient toujours la même forme . Il faut donc respecter les formes établies par type de contenu (design system d'un site vs. encart publicitaire avec différents codes graphiques). D'où l'intérêt d'appliquer les lois de la théorie de Gestalt (ou psychologie de la forme).
Les 3 principales lois de la forme exploitées par les publicités déguisées sont les suivantes :
- Loi de la similitude : Les composants ayant une fonction ou une importance similaire doivent être visuellement similaires.
- Loi de proximité : Les composants de même appartenance doivent être réunis dans une même zone.
- Loi de continuité : Les composants rapprochés tendent à représenter des formes lorsqu’ils sont perçus, nous les percevons d’abord dans une continuité, comme des prolongements les uns par rapport aux autres.
Cependant, ces mêmes règles peuvent également être appliquées pour améliorer l’expérience utilisateur.
Le mot de la fin
"Pour rappel, l'interaction découle directement d'un fonctionnement coordonné de nos fonctions cognitives mais aussi du fonctionnement de notre motivation et de nos émotions." Carole Laimay, formatrice en UX design
Une plus grande connaissance des processus psychologiques peut permettre de démarquer son interface par une expérience utilisateur bien plus développée. Prendre en compte nos biais cognitifs permet d'anticiper les irritants et ainsi apporter un confort supplémentaire aux utilisateurs. Il vaut mieux se concentrer sur les émotions générées par son interface lors de son utilisation plutôt que sur le résultat immédiat pour nous. Ce sont ces émotions qui mènent les utilisateurs à revenir puisque, nous l'avons établie, les humains sont des créatures irrationnelles guidées par leurs émotions bien que nous aimions penser le contraire.
D'où l'importance également de l'UX research qui permet de mettre en évidence le cheminement psychique des utilisateur·ices lors de leur parcours sur une interface. L'utilisateur·ice n'a pas toujours conscience de ses propres biais, l'UX research permet toutefois de les mettre en évidence. Le Graal reste de réussir à aller au-delà de la satisfaction pour étonner l'utilisateur·ice par la qualité de son expérience.
A bientôt ?