Let’s data it : La révolution des entreprises data-centrées

À lire ou à écouter, notre premier article d'anticipation vous fait voyager en 2035, en plein boom des entreprises data-centrées.

Après des années de retenue, les néo-acteurs numériques ont réussi à imposer des systèmes de gestion algorithmiques basés sur la donnée humaine comportementale. Mais, à quel prix ? Ce mardi 23 mars 2035, Fabrice Martelot, PDG de Payfolk organisait en grande pompe le lancement de son nouvel indicateur de soft skills [compétences liées au relationnel et au savoir-être], l’occasion pour nous de faire le point.

 

 

Il y a 5 ans, l’éditeur de logiciel Payfolk, spécialisé dans la paie des salariés, avait initié le modèle de “pay as you do” que l’on connaît aujourd’hui : un système qui permet, aux salariés qui le souhaitent, d’avoir une rémunération uniquement variable, basée sur leurs indicateurs de performance. Ce modèle, d'abord très plébiscité dans le monde du développement web, s’était vite propagé suite à la crise du printemps 2030. Cette période sombre, marquée par un pic sans précédent du nombre de chômeurs dans de nombreux secteurs dits porteurs, avait déjà conduit à l’époque à la réforme Robin du code du travail. 

 

Aujourd’hui, de nombreuses sociétés ESN ont adopté par défaut ce mode de fonctionnement, basé sur la collecte de la donnée humaine, qui semble gagnant/gagnant. Léna, développeuse de 32 ans, témoigne : “Lorsque mon employeur nous a proposé sur la base du volontariat de passer au “pay as you do”, j’ai immédiatement sauté sur l’occasion. Je me considère comme très productive, j’avais tout à y gagner. J’étais en train d'acheter un appartement avec ma compagne, je me suis dis que je pourrais mettre un bon coup de collier pour gagner plus. Et ça a sacrément bien marché. Lors des cérémonies de sprint [réunion de cadrage des phases de développement], nous établissions le prix dédié à chaque user story [besoin exprimé par un utilisateur] à coder. Quand je terminais une fonctionnalité, mon chef validait avec le client la qualité et je touchais mon argent. J’ai gagné le premier mois 3 fois plus que mes collègues.” 

 

Eric, le directeur de l’agence complète : “Au début de l’aventure, seuls quelques collaborateurs étaient volontaires et lorsque nous avons vu que nous gagnions énormément en productivité, nous avons étendu le système à toute l’entreprise. Nous avons perdu quelques employés réticents mais avons gardé les plus motivés. Pour moi, c’est une victoire.” Fabrice Martelot nous l’avoue, son idée n'était pas nouvelle. Mais l’innovation à été de fiabiliser et de démocratiser les indicateurs de rémunération. “La satisfaction client, les compteurs de temps, les tickets de tâches clôturées, le nombre d’appels, toutes ces données existaient déjà mais ne servaient qu’au pilotage de l’activité opérationnelle, aujourd’hui, c’est le cœur même du système”. 

 

À la recherche d’un modèle plus équilibré

 

Comme l’avait fait Uber il y a 25 ans, Payfolk a bouleversé le monde du travail avec son logiciel. Mais jusqu’à un certain point. Adrien, responsable produit chez Payfolk, raconte : “On a eu plusieurs rencontres avec des clients, notamment des grands groupes, qui étaient partagés. Ce nouveau modèle boostait leur productivité, mais ils se retrouvaient à mettre sur la touche des managers qui leur semblaient essentiels. Après avoir plébiscité pendant des années les rôles de chef de projet ou de gestionnaire de projet, on enlevait tous ces postes qui constituaient les rouages du système, pour ne plus avoir que les briques à empiler.” Nellie Furet, directrice innovation chez Vuez, confirme : “c’était surréel. Ça a démarré très fort, le temps passé en réunion a été divisé par 5! 

 

Puis on s’est rendu compte que tous les profils, tous les projets étaient basés sur le même moule, avaient la même saveur. On ne partageait plus le chemin pour finaliser un projet, on était tous gouvernés par le résultat.” Pour s’adapter à ces nouveaux besoins, et corriger le tir, Payfolk revoit sa copie et introduit des nouveaux indicateurs de “soft skills” dans ses algorithmes de rémunération. Ces compétences d’intelligence comportementale sont désormais autant valorisées que les compétences techniques, dans un modèle dual équilibré. Et l’outil fournit même à ses clients des modules d’évaluation de ces soft skills basés sur différentes technologies cognitives : perceptions de sympathie à l’égard d’un employé, mesure du stress des participants à un projet, analyse sémantique des communications... 

 

“En tant que manager, ma rémunération en avait pris un coup suite à ces indicateurs, je me retrouvais à produire pour mon équipe, et cela déstabilisait tout le système. Je suis maintenant payé au regard de mes compétences propres, même si chez nous la pondération reste en faveur des hard skills”, nous confie André, manager en grande surface. En effet, si les indicateurs sont prédéfinis, l’entreprise cliente peut elle-même décider de la pondération de chacun dans l’outil de rémunération.  “Ces nouveaux indicateurs recréent un équilibre dans le modèle, confirme Elena, directrice RH au sein d’une grande enseigne de mode. Nos employés ont chacun accès à l’ensemble de leur profil de compétences, et peuvent voir les évolutions, les manques, et peuvent même solliciter des formations pour booster leurs performances sur certains indicateurs”.

 

 

La data bio-comportementale pousse les portes des foyers.

 

Mais Payfolk n’est pas la seule entreprise ces dernières années a avoir basé tout son modèle sur la data. Assufit, acteur majeur dans l’assurance santé, est devenue en 10 ans la société la plus rentable du marché grâce à son modèle basé sur les données. La démocratisation de son implant connecté lui a permis de moduler les prix de ses offres en fonction des données collectées. Au-delà des traditionnels indicateurs que sont le rythme cardiaque ou la tension, Assufit a chamboulé le secteur en introduisant de nouveaux capteurs capables de déceler tout écart de santé (mesure du taux d’alcool et du taux de sucre dans le sang, mesure du cholestérol, ingestion d’aliments à pesticides, scan des poumons, enregistrement de l’activité physique, mesure des lavages corporels, monitoring des heures de sommeil…) et en envoyant désormais un flux permanent de données, et non sur demande.

 

“On a toujours su le faire, ça fait 5 ans que ces données sont dans les montres, les téléphones et tout l’IoT humain, mais des barrières sociétales et morales nous étaient sans cesse opposées quant à l’utilisation de ces données. Maintenant, une prise de conscience a eu lieu, et on ne craint plus de responsabiliser les citoyens. Cela permet enfin de récompenser les bons comportements” se défend le directeur de la recherche de l’entreprise. 

 

En effet, l’usage des données fine maille, sans passer par de l’accidentologie, s’était démocratisé depuis maintenant 20 ans. On se souvient en 2025 quand les malus et bonus des assurances automobiles ont pu être repensés face à la collecte des données de conduite en temps réel. “Cela nous a permis d’être plus proche de la réalité, et plus juste envers nos assurés”, nous rappelle Yves Tromu, directeur de la prospective commerciale à la MAIF. On remettait de l’humain dans nos assurances, en sortant de la logique de sanction forte en cas d’écart. On sort de la logique d’examen, pour passer à du contrôle continu”.  

 

Malgré l’échec du lancement de son application de rencontre l’année dernière, basée sur la “compatibilité de santé”, Assufit continue à innover et propose ainsi depuis Janvier avec la banque Revolut une assurance vie évolutive avec une rémunération basée sur l’espérance de vie précise de Assufit.

 

 

Des modèles qui questionnent

 

Mais ce tracking continu, et les efforts nécessaires associés, en essoufflent plus d’un. 

 

Ex-développeur de logiciel, Jérôme Fratier, fait partie de ces “épuisés du système”. 

 

Aujourd’hui leader du mouvement des nouveaux amishs, partisans d’un monde déconnecté, il souhaite réinjecter de l’entraide et de la liberté dans la gestion des data. “On sait que c’est impossible de retourner à l’anonymat, de couper les vannes. Le mystère ou la maîtrise des données par son auteur, c’est utopique. Et notre monde est régi par les données. Mais on peut agir sur les choix faits autour de l’utilisation de ces données. Je ne pense pas que mes anciens collègues qui font ces algorithmes aujourd’hui pensent à mal, mais ils ont créé un système centré sur les données”. 

 

En effet, ces systèmes ont chacun un but précis et ne coopèrent pas entre eux. “Les individus deviennent des sommes de données, mais celles-ci s’additionnent entre elles, plutôt que de dialoguer”, complète Mallory Fouchard, doctoresse en sciences de l’information à l’ENS de Lyon. “On n’est pas dans le fonctionnement d’un cerveau qui trie les informations. On a affaire à des milliers de machines, qui au contraire aspirent à multiplier les informations sans avoir à faire de compromis. Chaque machine est opérée par ses concepteurs et ingénieurs dans leur bulle. Ils ne s’interrogent pas sur les conséquences d’un tour de vis algorithmique.” 

 

Au-delà des paradigmes qui portent ces systèmes algorithmiques, ce sont leurs modèles de fonctionnement au quotidien, et leur gestion qui sont aussi remis en cause. Jérôme Fratier explique : “Je me souviens quand l’indicateur de sommeil a fait son entrée chez les assureurs, on a tout de suite vu grimper certaines cotisations, notamment celles des jeunes parents. Avant que l’on puisse corriger le tir, des milliers de famille s’étaient endettées. Si je prends l’exemple de Payfolk, leur nouvel outil va dans le bon sens. On cherche enfin à rééquilibrer les algorithmes et on se questionne sur ceux qu’on laisse au bord de la route. Mais on laisse quand même aux mains d’un outil et de ses concepteurs des choix essentiels qui bouleversent des vies.  Ce n’est pas un système pensé pour le service qu’il rend, et pensé pour tous, conclut Jérôme Fratier. C’est un système de données, pensé pour les données. C’est là où ça a vrillé.”